Hier soir j’avais travaillé toute la soirée à la Rose Pourpre. La soirée avait été longue et les clients arrivaient par vagues successives si bien qu’arrivé à la fin de mon service, à une heure et demie, j’étais totalement éreinté. Avec mes trente dollars de pourboire durement acquis, j’étais rentré chez moi, dans un petit appartement de Venetian Isles.
Bien modeste – pour ne pas dire carrément étroit – son prix restait tout de même acceptable et convenable pour un étudiant sans le sous comme moi. D’autant plus que je le partageais avec Léo, un « jeune » homme comme moi, depuis un an et demi. Honnêtement, je m’estimais assez heureux d’avoir trouvé un tel colocataire. Il n’était pas dérangeant sur le bruit, sur la bouffe et sur les corvées. Mais ne vous y leurrez pas, notre taudis, notre nid, n’est ni plus ni moins qu’un immense capharnaüm. Lui, artiste-peintre, et moi, étudiant en communication. Sacré binôme. Difficile était de retrouver le carrelage entre ses affaires et les miennes. Cependant, avoir un « chez moi » me réchauffait insatiablement le cœur, ce dont j’avais bien besoin en ce début d’hiver intense.
Roulé dans ma couette, je profitais de ce samedi, sans cours. C’était le pied. J’avais bien dormi jusqu’à treize heure, ce qui n’était très extraordinaire, mais le sommeil réparateur m’avait alimenté d’un enthousiasme et d’une bonne humeur inattaquable. M’arrachant à mon cocon tout chaud, je m’étirai silencieusement, la tête encore lourde. Avec bien grand peine, j’attrapais un débardeur que j’enfilai à la hâte. Sortant de ma chambre et enjambant un chevalet couché comme si de rien n’était, je lançai un « Bonjour Léo »  juste assez fort pour qu’il puisse m’entendre de n’importe quelle pièce.
N’attendant pas sa réponse et le sourire au lèvre, je gagnai la cuisine en ayant bien l'intention de combler la faim naissante qui commençait à me tirailler.

En face du réfrigérateur, je me bornais à chercher quoique ce soit de comestible. Moi qui avait envie de changement, je me résolus à faire des oeufs et du bacon. La base de la base des 'ricains. Je me retournais vers Léo, accoudé sur le bar. Je lui montrais la casserole, lui demandant s'il en voulait. Dans le doute, et avant même qu'il ne me réponde, je lui préparais une part. Pur geste de civisme. Je lui répondais tandis que je me remettais de l'ordre dans ma crinière hirsute. "Oh oui ! Mes ronflements. Hélas ! - je prenais la voix dramatique la plus caricatural que je pus - Mon pauvre Léo, comment as-tu pu survivre à mes ronflements monstrueux ?" Arrêtant ma tirade, je me retournai vers lui et, d'une voix plus basse, ajoutai : "Les cloisons n'ont pas trop tremblé ?" C'était pure plaisanterie. Je ne ronflai pas mais ce genre de remarque était devenu un jeu entre nous. Je riais sincèrement, ajoutant le bacon. Notre alimentation n'était pas franchement la plus équilibrée qui soit : je me jurais depuis quelque temps de faire un effort. Pour lui, comme pour moi. Mais bon, avec les fêtes, les examens et la malbouffe, c'était pas gagné. "Et toi, t'as fait quoi hier ? Laisse-moi rire, t'es sorti t'amuser, t'as rencontré une nana et tu l'as emmenée ici ? Ah bah non, c'est vrai. Tu es coincé dans ta tour telle Raiponse, princesse désespérée !" Ma petite blague renvoyait directement à son caractère d'ermite. En effet, Léo passait pas mal de temps enfermé. Du moins, c'est ce que je pensais. Je ne l'avais jamais croisé à aucune fête ou célébrations de ce genre. J'avais maintes fois essayé de le convaincre mais ce ne fut jamais bien fructueux.
Je servis les oeufs et le bacon et mis la table, habitué.

Une bonne tasse de café, deux œufs, trois tranches de bacon, c’était ce que j’appelais un déjeuner grassement copieux. Franchement, pour une fois, j’avais étrangement envie de verdure dans mon assiette. Ce qui était tout à fait bizarre. Après tout, je n’étais pas à la première bizarrerie avec Léo. Un sorcier et un.. Métamorphe. L’agence qui nous avait réunis devait avoir un sacré sens de l’humour. Quoiqu’il en soit, je lui en étais reconnaissant. C’est vrai, j’aurais pu tomber sur pire…  Assis face à lui, je déchiquetais mes œufs sur le plat, rigolant avec lui. J’aurais pu me soucier d’être en sous-vêtements/t-shirt mais à vrai dire, ce n’était pas franchement la première fois qu’il me voyait ainsi. Ah la la. Les joies de la colocation.
« Oh oui je sais que tu n’aimes pas sortir. Tu sais, c’est dommage. On pourrait passer du bon temps ensemble, dehors. »  Je m’imaginais déjà le promener dans tous les bars que je fréquentais. Quand il évoqua le sujet fâcheux de mes conquêtes, je lui répondis, taquin comme toujours : « Oh mais il y en a eu plein. Tu ne les as juste pas vus ni entendus. Ils font la queue tous les jours pour venir ici. Ils se passent le mot. Tous savent au combien je suis un bon coup.. » J’éclatais de rire. Je n’étais pas du tout du genre à vanter mes prouesses au lit. Je ne m’estimais d’ailleurs pas comme étant exceptionnel. Mais j’aimais embêter Léo. Beaucoup plus que raison. Je venais de finir mon assiette. « Tu veux un dessert, bambi ? » Je me levais, retendais mon caleçon et partis en direction du réfrigérateur, dramatiquement vide. « Il faudrait aller faire les courses… »

Je jetais un coup d’œil en biais à Léo. Comment osait-il insinuer que je pouvais gonfler comme une baudruche ? Je riais avant d’attraper la dernière pomme. Croquant dedans, je lui fis volteface. « Hm.. Je vais ignorer ta dernière remarque, petit saligaud. Quant à tes pupilles.. Entre nous, c’est ce qui fait ton charme. – Je laissais un silence, sourire narquois sur les lèvres. – Et puis… Essaye les lunettes de soleil ? Les lentilles ? Et puis, si ça passe au travers, si tu insistes VRAIMENT, je peux toujours aller demander à ces pimbêches de sorcière un p’tit sortilège de dissimulation… » A vrai dire, je n’étais pas vraiment un expert en sorcellerie. Du moins, pas vraiment avec ces choses-là. J’avais déjà du mal à jongler avec mon emploi du temps d’étudiant et mon petit job de serveur alors la magie… C’était relayé au second rang.
Je mis la poêle au lave-vaisselle avant de me diriger vers la chambre de Léo. Juste pour l’embêter. Je le défiai du regard et avançai d’un pas pressé vers son antre d’artiste. Sa grotte. Son donjon.

Devant moi, je voyais Léo trembler comme une feuille, de la tête au pied. Ayant toujours été le « vulnérable », le « fragile » ou encore « le sensible » (tant de mots pour dire au combien j’avais été farouche et timide), je devais dire que je le trouvais tout à fait craquant. Ainsi, il me cachait quelque chose. Osant parcourir son torse du bout de son index, je lui murmurais :
« Tu me caches quelque chose ? Allons, allons. Tu peux aller dans ma chambre tant que tu veux. Tu n’y trouveras rien. – Je baissais ma voix, me parlant à moi-même - A moins que tu regardes dans le double fond de mon armoire… - Je levais mes prunelles vers les siennes, les plantant dedans. – Tu ne devrais pas avoir de tels secrets pour moi.. »
J’approchais ma main de la poignée, déviant son interdiction et sa sensibilité touchée. Néanmoins, alors que j’allais ouvrir la porte, je la retirais. Lui souriant.
« Me regarde pas comme ça, tu sais bien que je ne suis pas un monstre… » Je fis demi-tour, l’invitant à me suivre dans ma chambre. « Hey, il me reste de la tequila de l’autre soir. Si tu veux pas sortir… On peut en profiter maintenant ? » L’idée était stupide, insensée, inconvenable mais après tout, j’adorais ça. Et puis, ça faisait un certain moment que je n’avais pas bu en sa compagnie. Ce que je lui fis d’ailleurs remarquer. « On ne se croise pas souvent ces temps-ci. Entre mon boulot et ton gagne-pain… » J’enjambais un classeur rempli à ras bord pour rejoindre mon lit, toujours défait. M’asseyant en tailleur, je l’invitais à venir. « Il faut rattraper ça ! » Je le regardais en souriant. Avec le temps, Léo était devenu comme un membre de ma famille. Cependant, je ne savais pas grande chose sur lui. Je connaissais sa nature, les contraintes qu’elles provoquaient mais les tenants et aboutissants de son histoire, jamais il n’avait accepté de mes les raconter. Je n’avais pas forcé, étant plutôt compréhensif sur le sujet.
« Oh, et, prends les verres dans le deuxième tiroir en partant du bas, dans mon bureau. «

J’attrapai mon iPod, le branchai sur ma chaîne stéréo. Le voisin allait sûrement me détester mais j’avais bien le droit de prendre du bon temps, non ? Trifouillant sur la télécommande, je lui répondai : « Allons, allons. Si je voulais vraiment abuser de toi je ne m’y prendrais pas comme ça. Je te.. « Forcerais ». » Je faisais clairement référence à mon pouvoir. J’espérais qu’il savait que jamais je ne l’utiliserais sur lui. Surtout pas pour ça. Premièrement parce que franchement, quel était l’intérêt de le faire avec un esclave ? Deuxièmement, contraindre une créature surnaturelle me causait me vrillait la tête. Et enfin, Léo était ma famille. Étant fils unique, il était très important pour moi. J’avais d’ailleurs déjà fait son cadeau de Noël. Le voyant farfouiller dans ma commode, dans le tiroir à chaussettes, je me demandais ce qu’il pouvait bien faire. « Non, Léo. Dans mon borðinu. Enfin, dans mon bureau quoi. » Il m’arrivait souvent de fourcher en islandais, et ce, même après un an à la Nouvelle Orléans. Pestiférant sur moi-même je me levais et sortis d’un geste si souvent répété les deux shooters. Je me retournais et attrapais la bouteille sous mon lit. « Ne jamais regarder sous mon lit. » Lui souriant, je déversais le spiritueux dans les verres. J’en pris un et lui tendis l'autre tandis que je rejoignais mon lit.

Assis en tailleur, les yeux perdus dans le plafond, je prenais une grande inspiration, écoutant le rythme entraînant dans la musique. J’aimais ma petite vie d’étudiant. Le joint au bord des lèvres, je le regardais, souriant. J’adorais ma vie d’étudiant. « Toujours. Tu me prends pour qui ? » Regardant Léo l’allumer, je pris derechef une grande inspiration, expirant lentement. Déjà, je sentais une douce euphorie affluer en moi. Oh, rien de bien méchant. C’était seulement mon corps qui me remerciait de lâcher à un vice de plus. On pourrait croire qu’il aurait pris l’habitude. Rien n’était moins sûr. Je le regardais ardemment et lui tandis son bâton. « C’est ça, ton secret pour l’inspiration ? » Je ris, encore. Me dandinant sur la mélodie que laissait échapper la chaîne hi-fi, je souriais simplement. Si seulement il pouvait en être ainsi pour toujours. Tout près de lui, je lui lançai : « Allez. Cul sec à un.. deux.. trois ! » Déjà la tequila roulait le long de ma gorge, m’emplissant d’un foyer ardent. Sans vraiment savoir pourquoi, je vins à lâcher une exclamation que j’imaginais mexicaine à souhait : un « yiiiihaaaa » tout ce qu’il y a de plus authentique. J’emmerdais profondément nos voisins. Je me mis à rire si tôt mon imitation terminée. Je le scrutais à nouveau.

Un chaleur nouvelle me chatouillait l’être de l’intérieur. J’étais en état de plénitude la plus complète. C’était agréable de décompresser comme ça. Le boulot, les cours, le boulot, le dodo, les cours, le boulot.. Ce rythme infernal avait le don de me mettre en vrac. Me dépraver de temps en temps avec Léo était un excellent antidote. La musique était bonne, le joint était bon, la tequila était bonne, sa compagnie était exquise. « Ta muse ? Ah parce que t’arrives à avoir une muse depuis ta grotte toi ? » Je le chambrais, lui donnant un coup de coude, certes peu fort, dans les côtes. Resservant deux nouveaux verres, je trinquais avec lui avant, d’encore une fois, boire le liquide d’une seule traite. « Je te fais confiance, Léo. Avec plus d’un centenaire à ton compteur, tu dois savoir de quoi tu parles. » Je riais et vins lui caresser l’épaule. Le sourire jusqu’aux oreilles, je me perdais dans la contemplation de ses yeux fantastiques.

J’avais pris l’habitude de côtoyer Léo. Je le voyais tous les jours ou presque et la plupart du temps, on mangeait ensemble. Du moins, quand c’était possible. Nous étions tous les deux amis, certes, mais nous avions rarement partagé ensemble autant de temps qu’aujourd’hui. C’était appréciable et inattendu. Mais ce qui l’était encore plus était que l’on s’embrasse. C’est vrai, j’avais déjà fantasmé sur mon colocataire. Franchement, il était même plutôt pas mal – cette idée me fit rougir comme une pivoine -  et puis, ça devait être un fantasme classique, supposais-je. Mais je n’avais pas la moindre idée quant à ce baiser et cette attraction mutuelle. Habitué aux aventures d’un soir qui finissaient par ternir mes idéaux romantiques, lorsque nos lèvres entrèrent en contact, ce fut toute candeur que j’avais oublié qui revint à la surface. Des tas de questions étaient soulevées mais toutes furent balayées le temps de ce baiser qui me sembla durer une éternité. Le temps s’arrêtait, la musique disparaissait et l’ivresse, elle, grondait. Doucement euphorique, je me sentais comme drogué – ce qui était d’ailleurs plus ou moins le cas – mais, contre toute attente, la substance en question était Léo. Parcouru de frissons, je le désirais. Allais-je le regretter ? Peut-être, peut-être pas. Certainement. Probablement pas. Quoi qu’il en soit, je me sentis ravagé par des émotions et sensations que je ne connaissais pas.

Confus avec un arrière-goût de tequila dans la gorge, j’eus presque les larmes aux yeux quand le baiser cessa. Wahou. J’avais été traversé par une véritable tornade hormonale. Le même genre qui aurait pu raser toute la Louisiane. Que venait-on précisément de faire ? Je ne comprenais vraiment pas. Léo n’était-il pas hétéro ? Je le croyais. A vrai dire, j’en avais jamais douté, peut-être parce que j’avais toujours estimé que ce qui passait sur son lit n’était pas vraiment mes affaires. En attendant d’avoir des réponses, j’étais en proie à un plaisir interdit. Pouvais-je mettre ça sur le dos de mon ébriété ? Probablement pas. Je tenais plutôt bien et Léo le savait. Devait-on aller plus loin et se risquer à.. le faire ? Le mot lui-même me paraissait indécent. Préférant ne plus vraiment réfléchir, je lui lançai : « Ne le sois pas. » Je l’embrassais à mon tour. L’attirant près de moi, je l’allongeais le long de mon corps, envoyant promener mon verre vide d’un revers de main maladroit. C’était inacceptable mais bon à s’en damner. Interrompant à mon tour le baiser, je portai à mes lèvres le spliff. Prenant une nouvelle bouffée de fumée, je me décidais de l’embrasser avec. J’adorais ça. Comme lui. J’adorais Léo. Mes sentiments étaient troublés. Mon corps en mourait d’envie au vu de la chaleur irradiante en moi mais quand était-il de ma tête ? Je préférais ne pas creuser. Soufflant doucement entre ses lèvres, je pris les devants. Le baiser prenait des allures nettement moins civilisés. Ma langue vint chercher la sienne sans que je n’ai rien eu à lui dire. Le miracle du désir.

Chaude étreinte de deux âmes éprises l’une pour l’autre. Le titre était vendeur, la promesse alléchante. Baisers fiévreux, caresses osées, proximité exaltée, j’appréciais de plus en plus ce que je faisais avec Léo. Peut-être même un peu trop. Une partie de moi-même m’intimait l’ordre d’arrêter. Où allait-on débouler ? Sur du sexe ? Léo était-il préparé à ça ? C’était une trop lourde décision pour que je puisse la prendre entre un bédo et une bouteille déjà bien entamée de tequila. Pourtant, le sentir le long de ma carotide, ses lèvres tout contre ma peau, me rendait tellement vulnérable. C’était comme être la proie d’un plaisir cruel, inavouable, inacceptable. J’étais supposé avoir honte de moi-même à cet instant précis. Pourtant, il n’en demeurait rien. Seule l’envie de sentir Léo me faire l’amour me dominait. Je devenais moins entreprenant, beaucoup trop hésitant. Bien sûr, je lui rendais ses baisers avec bien plus d’ardeur qu’il ne devait en espérer mais je le laissais mener le jeu. Encore fut-il heureux que ma conscience morale ne soit pas encore émiettée. J’étais plutôt fier de moi sur ce point. C’était d’ailleurs ma seule fierté à ce moment précis.

Le cœur au bord des lèvres, j’embrassais Léo comme si chaque instant passé à ses côtés m’avait rendu sensible, enclin à une douleur inexplicable. Je n’en croyais pas bien mes yeux. Que faisions-nous ? Mon corps, lui, était bien décidé, à en juger par la douce chaleur qui gagnait progressivement mon pubis puis mon intimité. Mon regard se perdait dans le sien, la tension était si palpable que la magie s’échappa. Un shooter fondit littéralement sur place. C’était plutôt dangereux, les émotions fortes. Je n’avais plus vraiment toute ma tête, alcool et drogue faisait déjà très bien leur effet. Je me cramponnais au dos de Léo, l’amenant à s’allonger sur moi. Bien décidé à moi aussi lui laisser un petit souvenir, je le mordillai dans le cou avant d’entamer un suçon des plus sérieux. Aucun de nous deux ne sortirait de ce moment épargné. Une de mes mains allait doucement le long de son cou, traversant un courant électrique presque mystique, puis vint caresser sa tignasse châtain. Sentir la peau douce et fine de son cou vint à me faire trembler : je comprenais donc l’engouement des sangsues. Pourtant, autant j’avais envie de Léo, autant je me disais que c’était peut-être un peu tôt pour ce genre d’approche. Pourtant, mes jambes enroulées autour de son torse disaient tout le contraire.