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« Tell me what thy lordly name is on the Night's Plutonian shore! Quoth the raven, "Nevermore". »
Edgar Allan Poe ~ The Raven
L’air était lourd et humide à la Nouvelle Orléans en ce samedi soir. Comme à son habitude, la Rose Pourpre, établissement familial situé au beau milieu du quartier touristique français était plein à craquer. En soi, cette effervescence était plus pas mal, cela me permettait de n’avoir jamais le temps de m’ennuyer ou de trop réfléchir. A vrai dire, c’était tout à fait moi ça, essayant toujours de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Pas le temps de fabuler, de nouveaux clients viennent d’être installés à une table de mon secteur. Me munissant des menus, je traversais - tout sourire – la salle jusqu’à les atteindre.
« Bonsoir. Je suis Freyr. Vous avez fait bon voyage ? » Comme d’habitude, je sens leurs yeux se rabattre sur mon badge, histoire d’inspecter la graphie de mon nom pour le moins exotique.
Malheureusement pour eux, voir mon prénom écrit ne les aidera pas à mieux le prononcer. Né d’un père islandais immigré et d’une mère américaine, j’avais toujours vécu dans ce choc des cultures si particulier. Pourtant, malgré mon bilinguisme, j’en étais sorti tout à fait normal. Du moins, c’est ce que j’aimais croire.
Tandis que je leurs distribuais d’un geste maintes fois répété le menu et leur annonçait le plat du jour, je ne pus m’empêcher de replonger dans mes souvenirs.
Aussi loin que je m’en souvienne, peut-être seulement une vingtaine de personnes avaient su s’en sortir avec mon patronyme. La plupart du temps, cela ressemblait plutôt à quelque chose comme « Fweille ». Je m’étais borné toute mon enfance à leur répéter, presque caricaturalement : « Flé-ileuh » mais rien y faire. Rouler les « r » n’était pas vraiment dans les habitudes de l’habitant lambda. Pourtant, j’étais prêt à parier qu’un latino pourrait y parvenir sans aucun problème. Encore une fois, je venais de digresser sans même m’en rendre compte. Pourtant, du haut de mes 19 ans, j’étais encore loin de commencer à perdre la boule.
« Alors pour nous, Fw.. Fw.. Fweille, hm, ce sera deux gombos et un po'boy.. ! » Le touriste jeta un regard furtif vers ce qui semblait être sa femme et son gosse. « Parfait, c’est noté ! » Je pivotais sur moi-même et rejoignis les cuisines, déposant la feuille de bloc-notes où mes gribouillis tentaient désespérément d’indiquer la commande.
On aurait pu croire que j’avais fait ces gestes toute ma vie. Or, il n’en était rien. J’étais originaire de Détroit, dans le Michigan. J’y avais vécu de ma plus tendre enfance jusqu’à il y a à peu près deux ans, moment auquel j’eus décidé d’étudier à Loyola University, en communication. N’étant pas boursier et sans toit – les dortoirs de l’université n’étant pas prévus pour accueillir autant d’élèves qu’elle n'en comptait désormais – j’avais dû un trouver un moyen pour gagner de l’argent. Là était tout l’intérêt de ce travail de serveur à mi-temps dans ce haut lieu du tourisme et des plats épicés.
Retournant en salle d’un pas assuré, je me dirigeais vers une table que je débarrassais par automatisme. A vrai dire, il était bientôt dix-neuf heure quarante et mon service allait toucher à sa fin. Après un autre aller-retour, j’allais encaisser un couple de vieux particulièrement ronchons. Presque de quoi entailler ma bonne humeur.
« En espèces ? » Le retraité acquiesça lentement, faisant trembler le voile de peau ramolli par le temps qui pendouillait sous son cou. Malgré tout, je restais souriant. A vrai dire, les pourboires composaient la majeure partie de mon salaire et je devais avouer qu’en ce moment, un peu de beurre dans les épinards n’étaient pas vraiment de refus. Il déposa - d’un geste si lent que je crus qu’il bougeait au ralenti - les trente-cinq dollars trente-six escompté. Pas un cents de plus. « Quel radin » pensais-je si fort que je jurais l’avoir crié. Sa femme, plus aimable, déposa un billet de cinq dollars en ma direction, sourire aimable de la parfaite retraitée de Floride. C’était sans compter sur l’intervention de son bougre de mari qui s’empressa de lui arracher ce foutu billet avant de le fourrer bien au fond de son porte-monnaie. Sérieusement, à quoi jouaient-ils ? Depuis ma tendre enfance, j’avais toujours été quelqu’un de terriblement patient, tolérant et même raisonnable. Cependant, cette fois, tous deux me tapaient sur les nerfs.
Alors, plutôt que d’ajouter quoique ce soit, j’utilisais un petit tour bien à moi. Le bruit tout autour de nous disparaissait peu à peu. Les fixant tous deux, l’un après l’autre, je prononçais d’une voix lente et distincte : « Toi, le vioc, tu vas me donner tes cinq dollars – il commença à sortir la somme de son porte-monnaie en cuir – oh non, tout compte fait, donne-moi plutôt vingt. Maintenant, déguerpissez. » Et là, comme par magie, il s’exécuta machinalement et tous deux quittèrent la Rose Pourpre d’un pas lent, le regard vide.
Etaient-ils hypnotisés ? Tout à fait. Enfin, presque. Depuis mes dix-sept ans, j’avais découvert ce don chez moi. La sorcellerie. Bien loin d’être Harry Potter, ma mère m’avait transmis, sans le savoir, ses gènes latents de « sorcière ». Même si cela pouvait être difficile à entendre, tout était bel et bien vrai. Le monde n’était pas aussi plat et linéaire que ce que la grande majorité de citoyens le croyaient. Bien des créatures tout droit sorties de contes de fées étaient secrètement réelles. La preuve, moi, Freyr Karlson, simple étudiant en apparence, étais un descendant de Salem entouré de ses confrères au sein de cette brumeuse et mystique Nouvelle Orléans.
Je ramassais mon pourboire et retournais vaquer à mes occupations.