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Les liens du mariage n'empêchent pas les vies décousues.
crédit ~ quote/titre.
Le jour de leur mariage, elle a l'impression de flotter. Une hébétude longue et sans air qui s'est posée sur ses épaules et enveloppe précautionneusement son esprit dans une chaleur ouatée ; un petit emballage charmant de promise au sourire heureux. Elle l'entend entrer dans sa chambre, une demi-heure avant la cérémonie. La pièce est incendiée par le matin, un aube de septembre qui miroite en soleil de chêne sur les lames de parquet, qui saute aux yeux comme une erreur d'équation lumineuse dans un éclat de bois acéré. Elle se jette derrière le paravent, en piaillant que ça porte malheur de voir la mariée avant l'autel. Un jupon blanc et vaporeux comme une crème fouettée mousse hors du mur délicat où elle s'est réfugiée. Il doit la voir quand même, en transparence. Sa silhouette fine, gracieuse en princesse d'ombre chinoise derrière un écran de papier de riz. Il lui demande très vite si c'est bien ce qu'elle veut, si elle se sent prête, et tout ce genre de formules rabattus que des générations d'amoureux transis avant eux se sont posés avec des accents sentencieux dans la voix. Elle dit oui, bien sûr, Charlie, c'est ce que je veux, d'un ton étonné, d'une voix de certitude heureuse. L'homme semble chercher la brèche, un signe qui devrait le forcer à tout laisser tomber, renvoyer le traiteur et les musiciens, à conseiller à Madame Glover de conserver sa robe achetée pour l'occasion dans une house spéciale, pour éviter qu'elle ne prenne la poussière, oui, qu'elle s'imprègne de griserie le temps que lui sache ce qu'il veut, qu'il décide que ça en vaille la peine. Puis bondir sur la moto que son oncle lui a légué et tracer dans le ciel clair, son blouson en cuir par dessus sa tenue de marié.
Il n'y a pas de brèche, pas de couac, pas de manifestations divine.
Agathe lui attrape la main derrière le paravent. Lui voit son poignet souple, un peu roussie par les étincelles brunes qui couvrent son épiderme. Sa paume est de cette douceur tiède qu'ont la plupart des mains féminines. Sûre, immuable comme une évidence. Agathe Glover, bientôt xx. Elle elle lui dit avec sa voix sans visage de fiancé attentive, qu'elle sera là, toujours. Que tout va bien aller désormais, qu'elle va tout faire pour le rendre heureux. C'est juste une vie d'adultes normaux à inventer. Elle parle et imagine, des dîners en famille, des fêtes avec les amis, des grasses mat' et des petits déj' au lit, des soirées en couple, l'amour dans toutes les pièces de leur appartement, des concerts rock'n'roll, des matchs survoltés, aller faire un tour à la campagne le dimanche, peut-être même qu'ils se prendront un peu la tête -soyons réalistes- au sujet de vaisselle sale trainant dans l'évier.
Et puis viendra le moment où ils seront près à avoir des enfants. Leurs bouts de choux à eux, mignons mais insupportables, qui enverront leur purée de pois sur les murs et se casseront la gueule au Foot. On ne pourra pas faire un pas dans le salon sans trébucher sur leurs jouets, on les entendra se disputer à l'étage pour des queues de cerise, et eux, ils feront mine de ne pas entendre, et resterons blottis l'un contre l'autre, épuisés, les pieds entrelacés sur la table du salon.
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Quoi, tu veux que je continue ? Demande-t-elle en souriant dans sa cachette asiatique.
Les gosses laisseront leurs chaussures traîner dans les escaliers, peut importe le nombre de fois où on leur dira qu'il y a une armoire à chaussures dans l'entrée, voyons les enfants ; il faudra les courset pour qu'ils prennent leur bain, leur lire des histoires et leur faire plein de bisous avant d'aller au lit, les emmener chez l'ophtalmo tout les ans, pour être sûr qu'ils ne développent pas de myopie ; l'un d'eux l'aura peut-être, sa vue trouble comme papa. Leur offrir un hamster peut-être ? Une mascotte de la maison qui engraissera et que leur progéniture, toujours flatteuse et inventive, appellera "Sumo". Et quand la bestiole ira au paradis des rongeurs, il faudra les moucher avec tendresse, essuyer leur morve triste de drames d'enfants.
Et les remplir, leurs petits monstres. Les gaver comme des oies. Elle est loin d'être aussi bonne cuisinière que sa mère, mais elle veut bien faire des efforts. Avec la magie, c'est plus facile. Elle s'est entrainé et elle est certaine de pouvoir confectionner des madeleines tout à fait potables.
C'est déjà ça, Charlie non ? C'est déjà ça pas vrai ?
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Je sais que les choses ne sont pas faciles pour toi, je comprends que tu ai un peu peur. Mais si on arrêtait de se poser des questions ? Et si on prenait le bonheur comme il vient ? Sa voix est fiévreuse, vibrante ; elle croit très fort à ce qu'elle dit.
Son fiancé ne répond pas. Qu'est c'qu'il pourrait répondre à ça ? Ses doigts glissent hors de la paume caressante de son amoureuse. Elle se sent tellement seul soudain, quand ses phalanges ne sont plus blotties dans ce creux câlin. Cette impression confuse et douceâtre qu'elle ne pourra jamais survivre une fois encore, si il la laisse seule. Elle l'entend murmurer "à tout à l'heure" et regagner l'entrée de sa chambre à lui à reculons.
Il garde jusqu'au bout, les yeux fixés sur le dessin fragile et royal derrière le paravent. La vague de lumière sur le plancher se retire lentement derrière le battant qui se ferme, une écume éclatante qui racle le sol boisé. La porte souffle en rencontrant le linteau et il se tient soudain dans le couloir sombre, les iris toutes pleines de brume éblouie. Quelques tâches lunaires trainent au milieu de sa vision comme des morceaux de coquillages piégés par le sable.
Et puis quelques années ont passé. La marée a tout envoyé paître, révélant trop de coquillages. Leur beau mariage, les enfants qu'ils n'avaient pas encore encore eu. Agathe s'en ai tellement voulu, de toutes ces illusions de petites filles qui ont voilées son regard. Et elle s'en veut encore, ses rêves désormais enfouies tout au fond de ses poches.
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Quand Charlie rentre le soir, elle a désormais une façon bien particulière de le humer. Elle s'approche de lui pour l'embrasser, souriante et tendre, et au moment où ses lèvres touchent celles de son homme dans un bruissement labiale, elle inspire imperceptiblement. Une simple bourrasque sur la langue de monsieur. On dirait ces femmes aux époux alcooliques, qui cherchent l'odeur du gin ou de whisky, qui cherche l'odeur de la rechute dans la bouche de leurs maris. Et il rechute beaucoup. Tout le temps. Il a suffit d'une pour savoir qu'il ne serait plus capable de décrocher, cette fois-ci.
Mais Agathe ne peut rien sentir, rien relever. Il n'y a ni traces de rouges à lèvres sur ses cols de chemises, ni long cheveux accrochés à sa veste, ni parfum riche et sucré. A la rigueur, il y a ces suçons nichés dans son cou. Charlie les dissimule avec un fond de teint adapté. Et ça lui fait toujours bizarre de pointer sa doigt enduit contre eux, comme s'il les condamnait. Parfois, il aimerait ne toucher à rien, ouvrir grand son col, les exhiber. Qu'Agathe découvre ses morsures à Lui. Que tout le monde puisse entrevoir sa vampirisation joyeuse et consentante. Elle est très silencieuse depuis qu'elle se doute. C'est Charlie qui aborde le sujet. Parce qu'elle l'a vu rentrer, rouge, souriant et débraillé. Il entrait dans la cuisine d'un pas léger et a semblé se heurter à un mur lorsqu'il l'a aperçue. Elle était assise au bar, un journal déplié devant elle et un mug de thé entre les mains.
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Tu es là ? S'étonne-t-il en s'efforçant d'avoir l'air naturel, en ravalant son sourire.
Elle le regarde, la bouche entrouverte.
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Oui, la réunion s'est terminée plus vite, explique t-elle simplement.
Et elle détourne les yeux, comme si elle avait surpris une chose indécente. Comme si Charlie heureux lui était devenu un spectacle si peu familier qu'elle pouvait à peine le regarder en face. Elle ne demande pas non plus pourquoi il est à la maison un mardi après-midi alors qu'il était censé travailler jusqu'à dix-huit heures. Son rouge à lèvre fait une petite pulpe sanglante sur le rebord de sa tasse préférée.
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Tu ne me dis rien ? Souffle-t-il.
Elle ne lève pas les yeux.
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Ça t'est égal, Agathe ? Elle tourne avec calme une page de son journal.
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Tu n'es pas jalouse ?Elle boit lentement un peu de thé. Sa gorge se déforme et produit un bruit d'écoulement sonore quand elle avale. C'est un son curieux. Comme si elle n'était pas aussi étanche qu'on le penserait, et que ça ruisselait hors d'elle, un peu toxique.
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Je te pensais plus caractérielle...Elle se lève d'un bond, se précipite vers l'évier et y jette rageusement sa tasse dans un fracas mi-liquide mi-solide.
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Quoi, tu veux que je sois caractérielle ?!!Son mari sursaute, surpris par sa violence. Elle lui tourne le dos, ses épaules blanches frémissent.
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Je sais que tu es mélancolique. Je sais que moi tout seule je ne peux pas te rendre le sourire. Ça me tue, d'être aussi impuissante, de ne pas pouvoir te suffire, mais j'ai appris à l'accepter.Sa voix est basse, un peu grondante. Ses cheveux semblent ternes contre sa nuque. Ses mains se cramponnent au rebord en inox. Elle se sent comme un volcan qui déborde.
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Je sais que tôt ou tard, tu te rendras compte que ça, tout ce qu'on a construit ensemble, c'est plus important qu'une passade. Tu réaliseras -si ce n'est déjà fait -, que ta petite liaison n'est qu'une façon de te rassurer sur le temps qui passe. Ça t'a toujours fait peur ; le temps, l'automne, les violons. Je l'accepte bien volontiers, si cette femme aplanit tes doutes, si elle chasse tes fantômes à ma place. Moi, Charlie, je suis un peu fatiguée...Elle se retourne lentement, un sourire frissonnant sur les lèvres. Elle a les yeux striés de capillaires sanglants, un papillonnement des paupières a chassé un peu d'eau sur ses tempes. Le thé dégouline dans le siphon avec un bruit d'aspiration sonore.
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Je suis ta femme. Ça te dit quelque chose ?Son rouge à lèvres déborde légèrement. Elle a soudain le profil similaire d'une petite fille ayant piqué la trousse à maquillage de sa maman.
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Je t'aime assez pour vouloir que tu ailles bien. Elle quitte la pièce en souriant, la bouche immense. Un côté du visage est celui d'une enfant, l'autre est celui d'un clown. Charlie reste immobile. Il l'entend monter les escaliers d'un pas pesant. Au fond de l'évier, une large brèche entaille la tasse fétiche. Il pense à de la glu, pour réparer. Son bras retombe contre son flanc alors qu'à l'étage, sa femme s'écroule.
________________C'est un jeudi soir, la maison sent le chocolat, plongée dans le noir. La nuit tombe mais Agathe n'a allumé aucune lumière. Charlie suspend son manteau dans l'entrée. Dans la cuisine, il y a des cookies posés en évidence sur une assiette. Ils sont froids. Il en attrape un et mord dedans, plus par habitude que par réelle envie. Il allume quelques lampes dans le salon et le couloir. Il monte les escaliers en mâchant.
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Agathe ?La porte de leur chambre est entrouverte. Il la repousse doucement contre le mur et ça grince légèrement. Trois fois déjà elle lui a demandé de graisser un peu les gonds ; c'est un son irritant. Il fait sombre. On distingue la silhouette d'Agathe, étendue toute habillée sur l'édredon. Il y a des papiers éparpillés sur le sol. Charlie pense qu'elle s'est endormie en faisant du rangement dans ses classeurs. Il s'avance alors pour la secouer doucement. Il marche sur une enveloppe qui se colle à sa semelle. Il la retire d'un geste agacé et plisse les yeux pour déchiffrer dans le noir ce qui y est inscrit. Un courant désagréable lui parcourt l'épine dorsale. Charlie écrase l'interrupteur du plat de sa main et la lumière jaillit dans le plafonnier avec un petit 'clic' qui résonne dans le silence.
Sur le sol, toutes les lettres sont jetées en éventail. Toutes lues, toutes froissées. Une centaine de missives, avec les dates, avec les mots d'amour, avec les baisers et les manques, avec les espoirs et les attentes. Des morceaux d'oxygène, de chaleur, qu'il avait enfouit dans des monceaux de vêtements, entre les pages de ses livres. Il y a le pull en cashmere, le gant en cuir d'agneau, un bouton de manchette en ivoire sculpté, le petit livre corné avec le nom inscrit dans le couverture en encre jaunie, lettre rondes d'enfant et fautes d'orthographe "cette ouvrage à part tient à Johnatan Queslair".
Et là, dans la lueur large et blanche du plafond, tout cet amour si bien enfoui, si bien entouré de secrets, si chaud et réconfortant dans les recoins sombre : fouillé, retourné, jeté en tout sens, exhibé. Cet amour d'homosexuel devenu vulgaire et hideux à même le sol de leur chambre conjugale. Sur la table de chevet côté d'Agathe, entre la crème pour les mains, son poudrier et le roman qu'elle n'a pas encore fini, la grande boîte de Marchand de Sable est vide. Charlie avait été la chercher chez leur pharmacien, la nouvelle formule un peu surdosée à utiliser avec beaucoup de prudence et de parcimonie, avait dit l'expert du haut de son expression sérieuse.
_________________Sainte-Lucie a une odeur de maladie et de chagrin, un haut le cœur de remèdes. Charlie est à côté d'elle quand elle se réveille. Elle ouvre les yeux, encore groggy, hébétée par sa présence dans ce lit d'hôpital. Elle le regarde et se met à pleurer. Elle se roule en boule sous les draps en coton blanc, elle gémit comme un animal blessé, elle suffoque et refuse qu'il la touche. Elle dit : " Comment t'as pus ?
Comment t'as pu ? ". Ce vieux monstre d'amour qu'elle avait un jour planté dans son propre ventre laisse échapper de longs sanglots qui écorchent ses entrailles.
Puis ils essayent de s'expliquer. Ce n'est pas évident. Ses yeux bleus fuient comme des nuages pleins d'eau. Il lui dit je suis tellement désolé, je ne voulais pas te faire de la peine. Elle réplique c'est trop tard, tu m'as cassée. Et ses yeux fuient encore, imbibent des dizaines de mouchoirs comme des flocons humides autour d'elle. Il dit qu'elle avait l'air de l'accepter, elle l'avait expliqué elle-même. Elle réplique qu'elle n'aurait jamais imaginé. Elle reprend son souffle, et dit qu'elle pouvait aisément le supporter en pensant que ce n'était qu'une aventure, du sexe de la trentaine en crise. Elle imaginait une petite secrétaire arriviste, jeune, souriante, des yeux languides et un petit bouton de nacre qu'il n'était pas nécessaire d'ouvrir sur son chemisier.
Mais c'est un homme, et je ne peux pas rivaliser avec un homme. Et ça dure depuis notre mariage ou même avant, pas vrai, Charlie ? C'est une putain d'histoire d'amour, celle de ta vie, la vraie, hein, Charlie ? Je suis une potiche pour toi, n'est-ce pas Charlie ? Tout ce que tu voulais faire avec moi, c'était jouer au papa et à la maman. J'étais ton satellite quand lui était ton vrai soleil et tes étoiles. Ça fait des années que tu me cocufies dans ton cœur comme la dernière des crétines.
Elle ne pleure plus. Elle ne dit plus rien, maintenant qu'elle a vidé son sac. Elle reste allongée sur le flanc, les mains sous la tête, les yeux fixés sur la lumière pointant entre les stores. Charlie se tait aussi. Il cherche un peu dans sa tête, il retourne ses neurones. Sa douleur l'a fait sombrer. La honte lui donne envie de vomir. Alors, plutôt que de se débattre dans un marasme gelé. Plutôt que d'essayer de se raccrocher aux parois, il choisit de s'en aller. De demander le divorce.
Agathe a dit oui, pendant que ça résonnait dans son ventre, dans la gueule du vieux monstre meurtri qui habite encore un peu en elle, par habitude.