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where castles are made of sand
crédit ~ quote/little joanna - mcfly.
Lorsque tout a commencé, Pixie Dickens s'appelait encore Harriett Phyllis Dickens. Lorsque tout a commencé, Pixie ne se faisait pas appeler Dixie en l'honneur d'une marque de bière, mais « Harry » en mémoire d'un obscur grand-père.
Lorsque tout a commencé, Harriett Phyllis Dickens n'avait qu'un seul visage.
Tout avait commencé en 1886 dans le quartier de South West, à Chicago et, régulièrement, Harriett songeait à quel point sa mère avait été visionnaire lorsque, bien avant les migrations afro-américaines, elle avait posé son petit bout de valise dans ce coin des États-Unis. Abba Bellerose n'était pas tout à fait noire, pas tout à fait blanche non plus. Elle était le fruit étrange et dérangeant d'un mélange indécent d'esclaves et d'hommes libres à une période où la bonne morale l'interdisait. Sa peau était trop claire pour qu'on s'interroge, trop sombre pour qu'elle n'appartienne pas aux individus « de couleur ». Ça ne l'empêchait pas de relever le menton. Abba Bellerose n'oubliait jamais d'avoir la tête haute.
C'est ce qui avait en premier lieu séduit Oliver Dickens. Ça et le fait qu'elle ait possédé la plus jolie paire de seins qu'il ait jamais vu de sa vie. Pourtant des paires de seins, quand on était l'un des premiers conducteurs de tram sur le Loop de Chicago, on en voyait souvent – et même toute la journée. Ce devait être le destin que ce soit ceux d'Abba qui l'ait tant marqué. Le destin ou autre chose, Oliver n'était pas homme à se soucier de broutilles pareilles.
Oliver était un homme d'action. C'est grâce à cela qu'il revit rapidement Abba Bellerose, comme cela qu'il l'épousa rapidement, comme cela que, très vite après, elle fut mère de ses enfants. Ils en eurent trois et Oliver était l'homme le plus heureux du monde. Bien sûr, il aurait préféré avoir un fils, comme aîné, mais Harriett était une gamine intéressante et il l'aimait comme les deux garçons qu'il avait eu après. Nul doute que, dans quelques années, elle saurait profiter au mieux des conseils qu'il avait à lui prodiguer. Son sang était le sien après tout.
En attendant, il guettait le don chez ses enfants.
Très tôt, Samuel et Joseph démontrèrent leur capacité à utiliser leur don et il leur fit promettre de ne rien révéler à leur mère – il craignait de voir ressurgir d'horribles superstitions qui le poserait, lui et ses enfants, en démon. Seule Harriett, qui courrait toujours partout sans prêter une seule oreille à ce qu'il pouvait bien lui raconter était en retard, terriblement en retard, insouciante et indolente. Elle semblait même ne pas s'en soucier. Il lui avait montré, pourtant, tout l'étendu de son pouvoir, tout ce que pouvait faire ses frères et tout ce qu'elle semblait encore incapable de faire. Pour preuve de tout intérêt, elle avait baillé.
Il s'était demandé ce qu'il pourrait bien faire d'elle.
Quand elle était partie, il ne savait toujours pas.
Parce que oui, elle était partie. Elle avait disparu un beau matin, juste comme ça, et il n'avait pas osé contacter la police de peur qu'on le renvoie paître. Du reste, il aurait bien été incapable d'offrir une description de sa fille : dieu seul savait si elle n'était pas partie parce que le don s'était déclenché. Abba était restée inconsolée.
Ca n'avait pas fait revenir Harriett.
Faut dire qu'elle avait pas très envie de revenir. Elle avait coupé ses cheveux courts, avait volé des vêtements à son père et avait décidé de partir en voyage. À vingt ans, elle avait des rêves plein la tête et une avidité de liberté que la société ne lui permettait pas. Elle s'en moquait. Harriett ne voulait pas descendre dans le Sud, trop bercé par les histoires horribles d'esclavage que sa mère lui racontait. Alors elle avait fait le Nord, avait exploré, avide de vivre, bercé par le besoin de voir. Son père lui avait vendu une vie où elle pourrait faire ce qu'elle voulait, poussée par de super-capacités ; elle n'en avait pas vu la couleur : elle s'en moquait. Il n'y avait rien qu'elle ne pouvait faire par elle-même.
Tout du moins, elle le croyait.
La première fois qu'elle s'était transformée, elle avait cru qu'elle n'y survivrait pas. Ça l'avait prise d'un coup, alors qu'elle susurrait une berceuse derrière le micro d'un club enfumée. Elle avait une jolie grain de voix, un joli minois. Elle s'était faite une place rapidement dans un milieu qui n'attendait que ça, de jolies filles solitaires et vulnérables que l'on aurait tôt fait de manipuler. Ses lèvres caressait presque sexuellement le micro lorsqu'elle chantait et la douleur l'avait assaillie. Elle avait senti son corps se transformer, son apparence lui échapper. Elle avait su, très clairement, ce qu'il se passait. Elle avait fui.
Lorsqu'elle avait pu enfin se voir dans un miroir, elle ressemblait trait pour trait à son frère Samuel. Ca lui avait fait un choc, au début. Elle avait envisagé de rentrer.
Et puis, elle s'était concentrée. Elle avait fermé les yeux, avait pensé à elle, à ce qu'elle était, au physique qu'elle avait, à ce quoi elle pouvait bien ressembler. Elle avait prévu cette éventualité. Elle savait, elle avait toujours su que cela pouvait arriver. Elle ne s'était pas laissée prendre au dépourvu. Elle s'était étudiée dans la glace plus que personne, avait gravé l'intégralité de son être dans son esprit. Elle ne voulait pas s'oublier. Elle refusait de s'oublier. Il était hors de question qu'elle soit quelqu'un d'autre si ce n'était pas
elle qui décidait.
Quelques heures plus tard, elle avait récupéré son visage d'origine. Elle en avait été soulagé.
Elle mit un an avant de réaliser toutes les possibilités que cela lui offrait, un an avant d'envisager même tout le potentiel que recelait ce don.
Après cela, il fut impossible de l'arrêter. Elle croqua la vie, les gens, les soucis. Elle navigua sans problème, profita de chaque seconde.
Sans se soucier vraiment des autres.
La plus grande victime de son caractère volatile s'appelait sans doute Thaddeus Voerman. Pas parce qu'il était le plus à plaindre mais parce qu'il la pratiquait depuis un petit siècle et que cela avait le temps d'éroder les patiences les plus inébranlables. Elle l'avait rencontré par hasard et, rapidement, il s'était noué entre eux ce qu'elle qualifierait plus tard de « CIPO » soit « Contrat Important de Premier Ordre » et qui imposait virtuellement à Harriett de soutenir Thad contre vents et marées – et même contre sa volonté, parfois. Ce n'était pas réellement de l'affection, au départ, mais une curiosité dévorante de rencontrer quelqu'un d'aussi anormal qu'elle, quelqu'un de vieux, d'ancien, d'ancestral, presque, et de tellement palpable, pourtant. L'affection était venu après, lorsqu'il s'était transformé en son seul port d'attache alors que les décennies défilaient. Elle avait ri, près de lui, s'était transformée en lui, l'avait aidé, ridiculisé, fait tourner en bourrique.
Elle l'avait épousé, aussi, une fois. C'était à la fois un de ses souvenirs les plus drôles et les plus tristes à la fois. Ils avaient vécu longtemps, ensemble, presque dix ans. À se chamailler, à s'apprécier, s'exaspérer. Il l'avait étreint, une fois. Ca avait voulu dire quelque chose, ou peut-être pas vraiment, elle ne savait pas à l'époque, n'avait jamais cherché par la suite. Ca s'était fait sur le moment, urgent et impératif. C'était un souvenir précieux qu'elle chérissait.
Ils s'étaient quittés aussi. Ca avait été violent. Il avait été cruel et honnête et elle avait beaucoup pleuré.
Au final, elle s'était dit qu'elle était peut-être la seule à avoir apprécié leur amitié.
Pendant près de vingt ans, ils ne s'étaient plus parlés. Elle n'avait pas arrêté de vivre, loin de là.
Elle avait visité les terres brûlées du désert de la Guajira, avait frayé en Amazonie avant d'errer jusqu'en Terre de Feu et de revenir, dix bonnes années après. Son premier réflexe avait été de le chercher. Elle avait été en colère longtemps mais c'était fini, maintenant : il lui manquait, et c'était amer à dire. Il lui manquait et elle aurait aimé le revoir.
Quand elle l'avait retrouvé, sa fierté avait repris le dessus. Non, non. Impossible d'aller le voir. Impossible de l'approcher. Elle était repartie. Jamais très loin. Elle avait gardé un œil sur lui tout en évoluant plus loin. Elle avait fini par lui tomber dessus quand elle n'en avait plus pu.
Ils s'étaient réconcilés. Ils avaient trouvé des moyens de garder contact. Elle était venue, partie, elle avait changé de nom pour coller plus à l'époque, avait écoulé des litres de bière Dixie pour la relance de l'industrie. Il avait déménagé, elle était revenue. Les durées variaient, il s'installait toujours dans des régions qui ne lui plaisaient pas. Elle avait été passer quelques temps au Mexique.
Il était parti s'installer en Louisiane.
Thaddeus avait toujours eu des choix d'habitation douteux mais les vieilles histoires de sa mère lui hurlaient que cette fois, franchement, c'était le pompon.
Elle avait fini par hausser les épaules, par se résigner. Si c'était là qu'il était, alors peu lui importait.